Les objets de la vie de Rutherford
Les automobiles
La Wolseley-Siddeley

Le Prix Nobel qu'Ernest reçu en décembre 1908 était assorti d’une dotation de sept mille six cent quatre-vingts livres, soit l’équivalent de près de huit années du salaire du Professeur Rutherford.
Comme Ernest n’était absolument pas dépensier – et May non plus, d’ailleurs –, il investit dans des placements prudents, acheta des matières radioactives pour le département de physique, finança le traitement d’un assistant qui pourrait prendre en charge une partie de ses tâches administratives à l’Université et décida enfin de réaliser quelques dons aux membres de sa famille : cinquante livres à son père, la même somme à sa mère, et trente livres à chacun de ses trois frères et de ses cinq sœurs. Il envoya également une somme de vingt livres à Jacob Reynolds, le maître d’école qu'il avait eut en Nouvelle-Zélande, à Havelock. Malgré son alcoolisme patent – qui lui avait valu quelques problèmes avec le comité de direction de l’école et l’avait poussé à démissionner après dix-sept ans de bons et loyaux services – Reynolds avait lui aussi été un guide pour Ernest.
« Je ne vous ai jamais remercié pour la façon dont vous m’avez initié au latin, à l’algèbre et à la géométrie dans mes jeunes années. J’en garde un excellent souvenir et je sais que ces débuts avec vous m’ont grandement aidé par la suite, quand je suis parti au lycée de Nelson. »
La seule "folie" que se permit le nouveau prix Nobel fut l'achat d'une voiture. Et encore, il attendit début 1910.
Il porta son choix sur une Wolseley-Siddeley de quatre places et de quinze chevaux-vapeur, capable d’atteindre la vitesse vertigineuse de quarante miles à l’heure.
Il passa sa commande dans les premiers jours de 1910 et la livraison du véhicule eut lieu le vendredi saint 1910 soit le 25 mars.
Dès le 29 mars, Ernest embarquait May dans leur première escapade : une virée de Manchester jusqu'aux plage de la Manche (à Swanage, très précisément), avec un passage à Hereford et Salisbury à l'aller et une visite du château de Windsor au retour.

Il écrivit à sa mère le 6 avril suivant :
« J'ai appris à conduire plutôt bien, sans le moindre incident, pas même un poulet écrasé. Une voiture est très facile à manœuvrer et beaucoup plus contrôlable qu'un cheval. Nous avons fait une moyenne de 17 miles à l'heure dans la campagne, et sur une bonne route, nous avons pu faire tranquillement du 25. Nous pourrions aller jusqu'à 35 ou 40 si nous le voulions, mais je ne suis pas adepte des grandes vitesses avec tous les pièges qui existent le long des routes et les dix guinées d'amende si je me fais prendre. Ce sont les malheurs des automobilistes que j'espère éviter. »
Pour information : 17 miles/h = 27 km/h ; 25 miles/h = 40 km/h ; 40 miles/h = 65 km/h.
Par la suite, Ernest ne perdit pas une occasion de partir s'aérer grâce à son "bolide". La plupart du temps, il faisait des tours brefs dans des régions voisines : Pays de Galles, région des Lacs... mais en 1912, il fit traverser la Manche à la Wolesley-Siddeley et descendit, en compagnie de May et de son ami William Henry Bragg, jusqu'aux Pyrénées, avec une halte à Carcassonne, notamment.
Il fit un compte-rendu bref mais enthousiaste de ce périple dans une lettre à Bertram Boltwood en date du 22 avril :
"Nous venons de rentrer d'une tournée de trois semaines à travers la France, bien ensoleillés et en bonne forme pour le travail. Nous avons emmené Bragg avec nous et avons passé un moment très agréable, avec trois semaines de soleil parfois gâchées par un vent froid. Nous avons vu une bonne partie des Pyrénées et de la France en général. Je me sens maintenant très en forme pour reprendre le travail et terminer mon livre."

C'est au même Boltwood qu'il annoncera en février 1916 que la voiture n'est pas sortie du garage depuis six mois.
Et Rutherford et Boltwood ne s'écriront plus jusqu'en 1919.
Mais, ça, c'est une autre histoire (totalement indépendante de la mise au repos de la Wolesley-Siddeley).
Le fait est que, durant la guerre, Ernest se déplace surtout en train, mais aussi en bateau, pour rejoindre les divers lieux où l'appellent ses missions pour le Board of Invention and Research.
Une fois le conflit achevé et les négociations bouclées pour sa prise de fonction à Cambridge, les excursions automobiles reprendront, comme celle qu'il décrit à son ami Boltwood dans une lettre du 19 août 1920 :
«Je vais à la réunion de la B.A. à Cardiff cette semaine, puis je retourne à Cambridge et je pars en voiture dans les landes du Yorkshire pour passer deux semaines de vacances avec Eileen.»
Enfin, le plaisir de faire de la route était revenu !
La Rover
En 1923, Rutherford achète une nouvelle voiture : une Rover 12HP de 1915.
Comme avec la précédente, il sillonnera au volant de son "bolide" les routes britanniques et européennes. Mais il prendra aussi un grand plaisir à en faire profiter ses amis et connaissances, notamment pour rejoindre ses lieux de vacances, mais aussi, de manière beaucoup plus fréquente, pour aller au golf de Gog Magog, au sud de Cambridge.

Ernest Rutherford (avec la casquette), devant sa Rover 1915 au golf de Gog Magog, accompagné de son gendre, Ralph Fowler, et de Francis Aston, tous deux à gauche de l'image, et de Geoffrey Ingram Taylor, sur la droite (photo prise vers 1925).

Rover 12HP 1914 (source : Pinterest)
Mark Oliphant, collaborateur de Rutherford de 1927 à 1937, qui participa aussi aux réunions "sportives" dans ce club, décrit ainsi la voiture et son "confort" :
La voiture était ce que les Américains appellent une décapotable, avec un toit qui pouvait être replié derrière les sièges par beau temps. Elle n'avait ni chauffage ni essuie-glace, et lorsqu'il fallait parfois rouler en hiver dans le brouillard ou la tempête de neige, avec le pare-brise ouvert, il faisait un froid glacial. La passion de Lady Rutherford pour l'air frais la poussait parfois à conduire avec la capote rabattue par des conditions météorologiques que toute personne normale aurait évitées. Il était amusant de les voir tous les deux s'emmitoufler pour un tel trajet, vêtus de lainages, de manteaux, de gants et de lunettes de protection, avec des bouillottes sur les genoux du conducteur et aux pieds du passager emmitouflé.
David Wilson, l'un des biographes britanniques d'Ernest Rutherford, relate, pour sa part, les multiples voyages, parfois très longs, entrepris par l'intrépide chauffeur au cours de l'année 1926. Wilson se base pour cela sur le journal que Rutherford tint cette année-là (il ne l'avait jamais fait auparavant et ne prolongera pas l'expérience au-delà de ces douze mois) :
Le golf était son principal moyen de détente - ce mot revient régulièrement tout au long des événements de l'année, même s'il est parfois assorti de commentaires tels que « crevaison ». Rutherford a survécu à la pression principalement en prenant plusieurs périodes de vacances complètes, pendant lesquelles il partait, généralement en voiture, et ne s'occupait pas du tout de son travail. Il a parcouru la côte sud en avril [1926], il est allé en Italie en juin et en septembre, il est reparti pour les landes du Yorkshire. Ces dernières vacances furent quelque peu gâchées : « le 5 septembre... carburateur bloqué près de Barnby Moor ; retard d'une heure » et « le 5 septembre ; épouse s'est luxé le doigt, a marché », ce qui ne l'empêcha pas de « grimper Whernside le 8 septembre ».
Rutherford, Simple Genius, page 464
Sources :
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Rutherford: being the life and letters of the Rt. Hon. Lord Rutherford, O.M., Arthur Stewart Eve, 1939, page 190
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Rutherford, Scientist Supreme, livre (1999) et site par John Campbell, pages 195, 319, 320 et 333
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Rutherford, Simple Genius, David Wilson, page 247
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Rutherford and Boltwood : letters on radioactivity, page 269
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Mog Mag (publicité de 1910 pour Wolseley-Siddeley)
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Lord Rutherford on the golf course, Frederick George Mann, 1976 (photo de Rutherford et ses amis golfeurs devant la Rover 1915)
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Rutherford: recollections of the Cambridge days, Mark Oliphant