Les objets de la vie de Rutherford
Le tabac
En quittant la Nouvelle-Zélande à l'automne 1895, Ernest Rutherford fit trois promesses à sa fiancée : fidélité, tempérance alcoolique et abstinence tabagique.
La première s'expliquait aisément : May Newton était la première jeune fille qu'Ernest rencontrait, ils s'étaient secrètement fiancés et le physicien débutant rejoignait l'Angleterre pour une durée indéterminée. Mais le mariage restait leur objectif.
La seconde trouvait sa source dans l'attachement indéfectible de May et de sa mère, Mary Newton, au combat contre l'alcoolisme. La petite fille et la jeune mère avait souffert pendant des années des penchants de leur père et mari... jusqu'à ce que ledit Charles Newton décède de ses excès. Il avait 35 ans ; May n'en avait que 12. Elles étaient depuis lors d'actives membres de la branche néo-zélandaise de la Women's Christian Temperance Union (WCTU) (Union chrétienne des femmes pour la tempérance).
En ce qui concerne le tabac, la jeune fille n'avait pas de motivations aussi nettes pour exiger que son fiancé s'en tienne éloigné. Bien des années plus tard, comme le rapporte le biographe officiel de Rutherford, Arthur Stewart Eve, elle lui confia : "Ernest souffrait d'une irritation persistante de la gorge provoquant une légère toux qui m'inquiétait du fait que sa sœur aînée était délicate et qu'on avait toujours peur de la tuberculose."
En réalité, cette crainte de la maladie ne se concrétisa jamais. Même si, par moment, la gorge fragile d'Ernest lui fit quelques mauvaises surprises....
Mais comment se débrouilla le jeune physicien avec ses trois promesses ?
Plutôt bien, dans l'ensemble, si l'on considère qu'un contrat rempli à 66% reste honorable.
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Concernant la fidélité, il n'y eut aucun accroc. Ernest avait de toute façon une manière de regarder les femmes qui avait tout pour rassurer May, comme le montre un courrier qu'il lui écrivit fin 1896.
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May Rutherford, née Newton.
(Source : Nelson Museum)
et logo de la WCTU de Nouvelle-Zélande. (Source : New-Zealand History).
Ernest Rutherford en 1896 (25 ans)
Eastbourne: Noël 1896.
Au dîner dont je t'ai parlé, certaines des robes étaient très décolletées. Je dois dire que je n'admire pas du tout cela. Mme X., épouse d'un professeur, portait une "création", comme je suppose qu'elle doit appeler ça, que je trouvais très laide, les bras nus jusqu'aux épaules, et le reste à l'avenant. Je n'aimerais en aucune façon que mon épouse paraisse ainsi, et je suis sûr que tu n'aimerais pas non plus... Mme J. J. est généralement bien plus dans une juste mesure et avait l'air très bien.
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Source : Rutherford: being the life and letters of the Rt. Hon. Lord Rutherford, O. M., Arthur Stewart Eve, 1939. Page 42
Au sujet de l'alcool, aucun souci non plus : malgré les invitations chez divers personnalités de Cambridge ou la participation à des colloques scientifiques agrémentés de dîners des plus riches, Ernest sut rester sage.
Le seul manquement qu'il s'autorisa par rapport au pacte conclu avec May eut finalement trait au tabac. Mais c'était pour la bonne cause.
Voici en effet ce qu'il écrivit à sa fiancée en août 1896, près d'un an après l'avoir quittée pour traverser les océans :
Toute sa vie Ernest restera impatient, agité, courant mille idées à la fois et débordant d'énergie.
Et toute sa vie, il fumera... de façon immodérée.
Voici quelques témoignages de ses collaborateurs.
Trinity College: août 1896.
Il y a bien longtemps, je t'ai fait la promesse de ne pas fumer et je m'y suis accroché comme un beau diable, mais je me demande maintenant sérieusement si je ne devrais pas, pour moi-même, prendre du tabac de façon modérée. Tu sais à quel point je suis un individu agité, et je crois que je m'empire. Quand je rentre à la maison après une journée de recherches, je ne peux pas rester tranquille une minute et je deviens quelque peu tendu par le simple effet de mon impatience. Si je commençais à fumer de temps en temps, cela me permettrait d'être un peu plus posé et me rendrait globalement plus calme. Je ne pense pas que tu aies le moins du monde besoin de t'alarmer pour toi. Car je ne pense pas que je deviendrai un jour un fumeur confirmé, mais sérieusement je crois que ce serait une très bonne chose pour moi à bien des égards. Tout homme scientifique doit fumer, car le travail de recherche demande d'être dix fois plus patient que Job.
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Source : Rutherford: being the life and letters of the Rt. Hon. Lord Rutherford, O. M., Arthur Stewart Eve, 1939. Page 39
Otto Hahn
Hahn, Boltwood et Rutherford
en 1910 à Munich.
"Rutherford était un très gros fumeur, alternant la pipe et les cigarettes sans beaucoup d'interruption. Il cessait de fumer uniquement lorsque le the donateur du Macdonald Physics Building, un revendeur de tabc très riche, passait visiter l'Institut. En présence de Macdonald, personne n'était autorisé à fumer, pas même Rutherford. BIen que Macdonald se soit enrichit grâce au tabac, il était un violent ennemi du tabagisme."
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Source : Otto Hahn : a scientific autobiography, page 33
(pour en savoir plus sur William Macdonald et sa relation avec le laboratoire, avec Rutherford et avec le tabagisme, lisez un autre témoignage sur la page du Macdonald Physics Building).
Rutherford et Hahn
en 1932 à Munster.
Harold Robinson​
Harold Robinson
en 1913 à Manchester
"Autant dans son apparence que dans sa vie en dehors du travail, il y avait beaucoup de choses qui suggéraient le même genre de simplicité trompeuse - comme sa grande corpulence, suggérant plutôt une puissance latente qu'active, son apparence légèrement bucolique, son sens presque enfantin de l'amusement, et même, en ces jours-là, sa pipe habituelle. C'était un gros fumeur, et il était à noter que, comme beaucoup d'hommes qui travaillent constamment à haute pression, il brûlait beaucoup plus de tabac qu'il n'en fumait. Il était également un emprunteur invétéré d'allumettes (un péché véniel à l'époque où les allumettes de sûreté pouvaient être achetées presque n'importe où à un sou la douzaine de boîtes), et son habitude d'empocher la boîte empruntée était, pour autant que je me souvienne, sa seule concession à la légende populaire de l'esprit distrait des professeurs."
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Source : ​Rutherford: life and work to the year 1919, with personal reminiscences of the Manchester period, Harold Robinson, in Rutherford at Manchester, by Birks, J.B, page 85.
Mark Oliphant
"J'ai été reçu chaleureusement par un grand homme plutôt rubicond, avec des cheveux pâles et clairsemés et une grande moustache, qui m'a rappelé fortement le tenancier du magasin général et de la poste dans un petit village des collines derrière Adélaïde où j'avais passé une partie de mon enfance. Rutherford m'a fait me sentir à la fois bienvenu et détendu. Il bégayait un peu en parlant, tenant de temps en temps une allumette à une pipe qui produisait de la fumée et des cendres comme un volcan. Plus tard, j'ai découvert qu'il rendait son tabac aussi sec que de l'amadou en le disposant sur un journal étalé devant le feu chez lui, ou sur un radiateur du laboratoire, avant de le mettre dans sa pochette."
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Source : ​Rutherford: recollections of the Cambridge days, Mark Oliphant, page 19.
Marcus (dit Mark) Oliphant
en 1939 à Birmingham
Rutherford et Oliphant à Cambridge dans les années 1930
Source : Nightlife with Philip Clark, ABC radio Asutralia