Les objets de la vie de Rutherford
Les bricolages
Il n'est pas question ici de se lancer dans un cours de science, pour expliquer en détails les tenants et aboutissants des expériences de Rutherford.
Il s'agit plutôt de montrer, en expliquant dans quelles conditions ont été réalisés certains de ses "bricolages", l'ingéniosité du chercheur néo-zélandais et sa volonté de toujours aller au plus simple.
Mais au travers de ces quelques exemples, ce sont aussi de belles qualité humaines qui ressortent ; ces qualités qui font d'Ernest Rutherford, encore aujourd'hui, une figure de "patron" de laboratoire qui mériterait d'être imitée.
Images :
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Appareil utilisé pour le fractionnement des atomes, dans le laboratoire d'Ernest Rutherford à Cambridge Source : Wikipédia
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Ernest Rutherford et J.A. Ratcliffe au laboratoire Cavendish. Source : Wiley Online Library
Si j'ai employé le terme de bricolage, il ne faut pas y voir la moindre volonté de ma part de dénigrer le travail de Rutherford et de ses acolytes. Bien au contraire : les dispositifs imaginés et assemblés par ses équipes sont réellement admirables, d'autant plus quand on se replace à l'époque. Non seulement les moyens techniques étaient encore rudimentaires* mais le domaine de recherche dans lequel Ernest s'avançait était totalement vierge. Ce que les collégiens et lycéens apprennent aujourd'hui en quelques heures a été cerné très progressivement par Rutherford et d'autres... en plusieurs années.
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*Ces méthodes scientifiques alliant inventivité et recherche d'économies étaient qualifiées par une expression anglaise : "sealing wax and string science"... que l'on pourrait traduire par une science "faite de bouts de ficelle". Elle s'oppose aux techniques expérimentales des décennies suivantes (débutant vers 1920, 1930) que l'on désigne plutôt comme de la "big science", avec ses accélérateurs de particules notamment.
Par ailleurs, le terme "bricolages" correspond réellement aux principes d'Ernest : habitué à travailler dans des conditions déplorables lorsqu'il débuta ses premières recherches à Christchurch, il continua ensuite à Cambridge à appliquer la méthode expérimentale prônée par J. J. Thomson et la majorité des chefs de laboratoire de l'époque : la “string and sealing wax physics” ; littéralement, la physique "ficelle et cire à cacheter", qui exigeait de se débrouiller avec les composants les plus simples pour assembler ses appareils de recherche. Ernest, qui n'avait pas oublié qu'il était fils de paysan et avait vécu avec douze frère et sœur, s'arrangeait très bien avec ces principes d'économie... et les imposa même à ses collaborateurs lorsqu'il devint lui même patron de labo.
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Enfin, je me suis dit que si j'intitulais cette rubrique "bricolages" plutôt que "expérimentations scientifiques sur la radioactivité", j'avais peut-être plus de chances que les visiteurs de ce site ne se sauvent pas .
Le détecteur d'ondes
Photographie du détecteur d'onde de Rutherford de 1896 figurant à la page 96 du livre The collected papers of Lord Rutherford of Nelson, volume I.
Source : Archive.org
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Hélas, au même moment, un ingénieur italien du nom de Guglielmo Marconi faisait les mêmes recherches et était parvenu à recevoir un signal à un mile et demi de distance.
À la demande de J. J. Thomson, Ernest fit la présentation de son appareil lors du colloque de la British Association qui se tint en septembre 1896 à Liverpool. Puis il le mit de côté.
Car durant l'été, alors qu'il était en Angleterre depuis moins d'un an, il était déjà passé à autre chose : la marotte de J. J. était d'étudier l'influence que divers rayonnements pouvaient avoir sur la conduction de l'électricité dans les gaz. À sa demande, Rutherford se pencha sur l'effet produit par les ultra-violets, puis par les rayons X, découverts en décembre 1895 par l'allemand Röntgen, et enfin les "rayonnements uraniques" mis en évidence par le français Becquerel quelques mois plus tard.
Mais il abandonna vite les sujets proposés par son patron : plutôt que la cible, il s'intéressa à l'arme : J.J. continua avec l'aide d'autres étudiants-chercheurs ses observations sur la conductivité des gaz, tandis que Rutherford se mettait en tête de comprendre ce que pouvaient bien être ces "rayons uraniques" ou "rayons de Becquerel".
Sa première contribution dans ce domaine intervint dès l'année 1898 : il mit en évidence qu'il n'y avait pas qu'une sorte de rayonnements, mais trois : les rayons alpha, béta et gamma. C'est lui qui choisit ces trois noms et ils sont encore employés aujourd'hui. C'est aussi le cas d'un autre mot forgé la même année par Marie Curie pour désigner ce phénomène : radioactivité.
Première invention d'Ernest Rutherford, ce détecteur d'ondes avait pour objectif de capter des ondes hertziennes à une distance que le jeune physicien tenta d'augmenter progressivement.
C'est à Cambridge, en 1895 et 1896, qu'il travailla sur ce dispositif et c'est donc au sein du laboratoire Cavendish, puis dans la ville qu'il fit ses essais.
Il parvint à couvrir une distance de trois quarts de miles, entre son lieu de travail et le parc dénommé Jesus Green.
L'idée était d'installer un système émetteur-capteur entre la côte et les bateaux, de manière à pouvoir transmettre des messages les jours où le brouillard rendait les phares inopérants.
Les recherches de financements commencèrent, Ernest se voyait déjà vivre de ses royalties, pouvoir se consacrer uniquement à la recherche et, surtout, se sentir autorisé à épouser sa fiancée qu'il avait laissée en Nouvelle-Zélande.
Plan du centre de Cambridge : le laboratoire Cavendish où travaillait Ernest Rutherford est à peu près au centre, entre Corpus Christi College et Zoology Museum ; Jesus Green est tout au Nord. Source : Wikipédia.
Cela représente une distance d'environ 3/4 de mile, soit 1,2 km.
Il s'agit de la distance la plus grande que Rutherford parvint à couvrir avec son récepteur d'ondes à Cambridge ; l'exploit consistait surtout à réaliser cet essai en zone urbaine, en faisant traverser de multiples murs aux ondes émises.
Source de la carte : Google Maps.
Les électroscopes
Schéma d'électroscope à feuille d'or figurant à la page 16 du livre
Elementary lessons in electricity & magnetism, de Silvanus Phillips Thompson, 1851-1916
Source : Archive.org
Outil indispensable des recherches sur la radioactivité à leurs débuts, les électroscope demandaient des ajustements rigoureux pour assurer des mesures précises.
Ces exigences sont à l'origine d'une anecdote mettant en scène Arthur Stewart Eve à Montréal ; et qui donna naissance aux premières règles de sécurité dans la manipulation des matières radioactives.
Voici tout d'abord un extrait de mon roman dans lequel je présente les débuts d'Ernest Rutherford à l'Université McGill de Montréal :
Tout au long de ses nouvelles expérimentations, il put se réjouir de travailler dans un établissement aussi bien fourni. Les principaux instruments qu’il employait étaient pourtant assez simples et n’avaient rien d’original : des électroscopes exactement identiques équipaient le Cavendish à Cambridge ou le laboratoire des Curie à Paris — même si Pierre Curie en avait développé une version personnelle plus précise. Mais à l’opposé de ce qu’il avait eu l’habitude d’utiliser en Angleterre, tous les appareils dont Ernest disposait à Montréal étaient neufs et lui faisaient gagner un temps précieux en lui évitant des heures de réparations et d’ajustement.
Il débuta — ou recommença — ses mesures avec un classique électroscope à feuilles d’or. Conçu dès le XVIIIe siècle, cet instrument avait connu de nombreuses améliorations, mais restait toujours basé sur le même principe : la répulsion entre des charges électriques de même signe et l’attraction entre des charges de signe opposé. Au début de l’opération, les deux feuilles d’or de l’appareil étaient chargées d’électricité et se repoussaient donc l’une l’autre ; si un événement quelconque entraînait la formation de charges électriques capables d’annuler celles que portaient les feuilles, celles-ci se rapprochaient ; en comparant l’angle formé par les feuilles d’or avant et après le rapprochement, on pouvait évaluer l’importance de la perturbation à l’origine de ce changement de charge. En l’occurrence, les phénomènes étudiés par Ernest avec ce système avaient été les rayons X, les ultraviolets et enfin, les rayons uraniques.
L’autre dispositif était basé sur une version nettement améliorée de l’électroscope : l’électromètre à quadrants, un instrument mis au point par Lord Kelvin — un nom qui, décidément, semblait poursuivre Ernest — et qui comportait une petite hélice à la place des feuilles d’or. Cela permettait une plus grande précision et c’est pour cela que Rutherford l’avait choisi et associé à une chambre d’ionisation, de manière à constituer un appareil plus adapté à l’étude des rayons alpha.
Et maintenant je vous laisse découvrir la contribution d'Arthur Stewart Eve aux méthodes de travail dans les laboratoires manipulant des matières radioactives.
Comme il s'agit d'un chapitre de 4 pages issu de mon roman, je n'ai pas recopié le texte ici : il vous suffit de cliquer sur la miniature de la première page ci-contre pour ouvrir le document en format PDF.
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Cela dit, si vous préférez l'histoire racontée par Eve lui-même, elle a été publiée dans Nature le 16 mars 1905, sous le titre "The Infection of Laboratories by Radium". Et le texte est disponible sur Archive.org.
Arthur Stewart Eve en 1907
(Et si, à la fin de votre lecture, vous vous demandez ce que vient faire là le cantique En avant Soldats du Christ, allez jeter un oeil (et une oreille) sur cette page du site. )
Pour en savoir plus à propos de l'électroscope de Rutherford et tous les autres matériels qu'il a utilisé à Montréal, vous pouvez visiter (virtuellement) la collection Rutherford du musée McGill.
Vous y trouverez des images haute définition de toutes les vitrines dans lesquelles sont exposés ses appareillages (avec des explications détaillées et des schémas associés à chaque objet).
Par exemple, la vitrine E contient l'électroscope à feuille d'or cité ici (cliquez sur l'image ci-contre, puis sur l'onglet "Cabinet E" pour voir la vitrine en totalité et le texte explicatif correspondant).
N'est-ce pas émouvant de voir tous ces "bricolages", conçus et assemblés il y a plus de cent ans et qui ont mené aux connaissances approfondies dont nous disposons maintenant au sujet de la constitution de la matière ?
(Bon, je reconnais que ça n'émouvra que les fanatiques... dont je suis !)
Le compteur de particules
Développé à Manchester , en collaboration avec Hans Geiger, cet appareil avait pour but de pouvoir compter les particules alpha, l'une des composantes des rayons de Becquerel décrite ci-dessus.
Mais pourquoi les compter? Pour découvrir quelle était leur nature. ​
Dans l'article qui décrit la méthode de comptage mise au point par Rutherford et Geiger, le paragraphe suivant, présent à la première page, indique clairement les objectifs de ces travaux :
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"Le besoin d'une méthode de comptage direct des particules alpha, sans supposition de la charge portée par chacune d'elles, s'est fait sentir depuis longtemps, afin de déterminer l'ampleur des différentes quantités radioactives avec un minimum de suppositions. Si le nombre de particules alpha expulsées d'une quantité définie de matière radioactive pouvait être déterminé par une méthode directe, la charge portée par chaque particule pourrait être immédiatement connue en mesurant la charge positive totale portée par les particules alpha. De cette façon, il devrait être possible de faire la lumière sur la question de savoir si la particule alpha porte une charge e ou 2e, et de résoudre ainsi le problème le plus urgent en matière de radioactivité, à savoir si la particule alpha est un atome d'hélium."
An electrical method of counting the number of α-particles from radio-active substances
Ernest Rutherford and Hans Geiger, Proceedings of the Royal Society of London. Series A, Volume 81, Issue 546, Aug 1908.
Received July 17, 1908, Published 27 August 1908
Or, selon les calculs d'Ernest Rutherford, les matières radioactives émettent plusieurs dizaines de milliards de particules alpha par seconde. Comment isoler une seule de ces particules ? Et une fois qu'elle est isolée, comment mettre en évidence cette infinitésimale portion de matière ?
A la troisième page du même papier de l'été 1908, les deux expérimentateurs exposent la manière dont ils ont procédé.
"Dans nos expériences de détection d'une seule particule a, nous avons fait en sorte que les particules a puissent être tirées à travers un gaz à basse pression exposé à un champ électrique légèrement inférieur à la valeur de l'étincelle. De cette manière, la petite ionisation produite par une particule a en passant le long du gaz pouvait être amplifiée plusieurs milliers de fois. Le courant soudain à travers le gaz dû à l'entrée d'une particule a dans le récipient d'essai était ainsi suffisamment élevé pour donner un mouvement facilement mesurable de l'aiguille d'un électromètre ordinaire."
Images :
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Montage utilisé par Rutherford et Geiger. Schéma présent dans leur article d'août 1908
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Geiger (gauche) et Rutherford devant leur appareil
La matière active, sous forme d'une fine pellicule d'une surface maximale de 1 cm², était fixée à l'une des extrémités d'un cylindre creux en fer doux qui pouvait être déplacé de l'extérieur le long du tube de verre au moyen d'un électro-aimant. Le tube de verre était ensuite purgé au moyen d'une pompe Fleuss et, si nécessaire, à une pression encore plus basse au moyen d'un tube de charbon de cocotier immergé dans de l'air liquide.
Lorsque le robinet d'arrêt était fermé, aucune particule alpha ne pouvait pénétrer dans le récipient, et la stabilité de l'aiguille de l'électromètre pouvait ainsi être testée à intervalles réguliers au cours d'une expérience. Lors de l'ouverture du robinet, une petite fraction du nombre total de particules alpha expulsées par seconde passait à travers l'ouverture dans le récipient de détection. Dans la pratique, il s'est avéré commode de réorganiser l'intensité de la matière active et sa distance par rapport au robinet d'arrêt, de manière à ce que de trois à cinq particules alpha pénètrent dans le récipient de détection par minute.Il était difficile de compter avec certitude un nombre supérieur, car l'aiguille n'avait pas le temps de s'immobiliser entre deux lancers successifs.
Une fois encore, le principe est assez simple, expliqué dans cette article à la manière habituelle de Rutherford, c'est-à-dire clairement, succinctement, sans jargon technique excessif (et même sans savoir ce qu'est une pompe de Fleuss, on comprend le déroulement des opérations.
En réalité, le point sur lequel il faut s'arrêter est la manière dont le défi posé initialement a été relevé : grâce à cet appareillage assez basique, Rutherford et Geiger ont pu compter les particules alpha, puisqu'il ont réduite le nombre de particules de "plusieurs dizaines de milliards par seconde" à "entre 3 et 5 par minute".
Pour rappel, une particule alpha correspond au noyau d'un atome d'hélium (comme Rutherford l'a démontré avec Thomas Royds). Ce qui signifie que ses dimensions sont d'environ un millionième de milliardième de mètre. Et en 1908, avec un assemblage d'élements en verre, deux hommes ont réussi à compter ces objets appartenant au monde de l'infiniment petit.
L'expérience Rutherford-Royds-Baumbach
The Nature of the α Particle from Radioactive Substances.
E. Rutherford and T. Royds Phil. Mag. 17, 281-6 (1909)
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The experimental arrangement is clearly seen in the figure. The equilibrium quantity of emanation from about 140 milligrams of radium was purified and compressed by means of a mercury-column into a fine glass tube A about 1.5 cms. long. This fine tube, which was sealed on a larger capillary tube B, was sufficiently thin to allow the α particles from the emanation and its products to escape, but sufficiently strong to withstand atmospheric pressure. After some trials, Mr. Baumbach succeeded in blowing such fine tubes very uniform in thickness. The thickness of the wall of the tube employed in most of the experiments was less than 1/100 mm., and was equivalent in stopping power of the α particle to about 2 cms. of air.
Comme l'indique l'extrait de l'article présenté ici, publié par Rutherford et Royds en 1909, l'appareillage utilisé pour déterminer la nature des particules alpha nécessitait la construction d'un tube de verre "suffisamment fin pour laisser échapper les particules α [...], mais suffisamment solide pour résister à la pression atmosphérique."
En effet, les particules en question ont un pouvoir de pénétration très faible : quelques centimètres d'air peut les arrêter. Comment faire en sorte qu'elles puissent traverser la paroi en verre nécessaire pour éviter qu'elles soient pollués par des substances gazeuses présentes lors de la réaction ? Cela fut permis par un exploit d'un artisan verrier auquel Rutherford avait fait appel : Otto Baumbach, un allemand installé à Manchester, à proximité de l'Université Victoria. Ainsi, Rutherford ajoute dans son article cosigné par Thomas Royds, un jeune chercheur de son équipe :
"Après quelques essais, M. Baumbach réussit à souffler de tels tubes fins d'une épaisseur très uniforme. L'épaisseur de la paroi du tube employé dans la plupart des expériences était inférieure à 1/100 mm...,"
Une paroi de verre d'un centième de millimètre d'épaisseur, c'est un véritable prodige, que seul le talent de Baumbach rendit possible. Un talent aussi exceptionnel que de voir un physicien, directeur de laboratoire, et prix Nobel citer le nom d'un artisan dans un article scientifique. Mais c'était l'un des principes de Rutherford : rendre à chacun et chacun les mérites qui lui reviennent.
Images :
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Équipement construit par Otto Baumbach et utilisé par Rutherford et Royds pour isoler les particules alpha. Source : Lemoyne (schéma) et Technician Journey (photographie)
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Otto Baumbach dans son atelier en 1928. Source : "Otto Baumbach - Rutherford’s Glassblower", par Alan Gall
L'expérience Rutherford-Geiger-Marsden
En 1909, Rutherford entre un jour dans l'une des salles du département de physique qu'il dirige à l'Université Victoria de Manchester. Il constate aussitôt qu'un prisme a été déplacé dans le montage qu'il voulait utiliser. Il se met alors dans l'une de ces colères homériques dont il est capable et cherche autour de lui qui a pu commettre un tel sacrilège. Or, la pièce où il se trouve n'est occupé que par une seule autre personne : un étudiant de 19 ans du nom d'Ernest Marsden. C'est évidemment lui qui essuie les remontrances exaspérées du "Prof" (surnom que Geiger donnait à Rutherford). Mais le jeune homme, à force d'entendre répéter "C'est vous qui avez fait ça ?", finit par répondre "Non".
Marsden avouera des années plus tard que la brièveté de sa réponse n'était pas motivée par une quelconque crainte de sa part face aux éructations accusatrices dont l'abrutissait le Prof, mais plutôt par le fait que cet énergumène rougeaud qui l'apostrophait aussi violemment lui donnait envie de rire.
Stoppé net par ce "non", Rutherford sortit de la salle comme un ouragan.
Deux heures plus tard, il revint. Et il s'excusa auprès d'Ernest Marsden pour sa fureur, lui indiquant qu'il avait trouvé le coupable.
Le grand escogriffe tira alors un tabouret et s'assit à côté de l'étudiant. Il commença à l'interroger sur l'avancement de ses recherches, sur ses projets d'avenir... et les deux Ernest, qu'une vingtaine d'années séparait, ainsi que leur position aux deux extrémités de l'organigramme du département de physique, discutèrent pendant toute l'après-midi, comme deux amis
Rutherford orienta alors Marsden vers Hans Geiger, pour qu'il l'assiste dans la mise au point de son compteur de particules. Mais le destin de ces trois hommes bifurqua brusquement quand le plus jeune fit remarquer que leurs expériences étaient perturbées par le "rebond" de particules alpha sur des aspérités présentes à la surface des tubes de verre qu'ils utilisaient. Geiger et Marsden avaient donc dû procéder à quelques ajustements pour ne pas être gênés par ces alpha qui s'éloignaient de l'axe du faisceau qu'ils voulaient étudier.
Mais, comme souvent, Rutherford interpréta ce "souci" comme une ouverture vers une nouvelle piste d'investigation.
Il demanda donc à Marsden de vérifier si ces "rebonds" des particules alpha sur des obstacles les écartaient de l'axe du faisceau uniquement selon des angles faibles. L'intuition du Prof s'avéra juste : certaines particules repartaient carrément en arrière.
Geiger et Marsden utilisèrent pour leurs expériences différentes feuilles métalliques, toute d'une très grande finesse. Il remarquèrent alors un changement des angles, en fonction du métal : les feuilles d'or, composées des atomes métalliques les plus lourds à leur disposition, donnaient les plus grands angles.
Cela dit, une telle observation leur imposa une grande patience : ce "retour en arrière" ne se produisait en effet que pour une particule alpha sur 8000.
Après s'être inscrit à un cours de statistiques qui lui semblait indispensable pour analyser ses données (ce qui surpris beaucoup les étudiants qui virent le Professeur Rutherford s'asseoir à leurs côté dans l'amphithéâtre), Rutherford en déduisit que l'atome devait comporter une masse très dense en son centre, capable de repousser des particules positives qui s'en approchaient, mais que tout le reste de l'atome était constitué de vide. Avec ses calculs, il parvint à démontrer que le diamètre de l'atome était 100 000 fois plus grand que celui de sa masse centrale. Cette dernière fut appeler "noyau", sur une idée de Niels Bohr, et la zone lointaine qui marquait les limites de l'atome, fut identifiée comme étant la région où circulaient les électrons de l'atome.
Images de l'appareil utilisé par Geiger et Marsden ("expérience de la feuille d'or") :
Ernest Rutherford présenta ainsi en 1911 son modèle d'atome planétaire, qui confirmait une idée émise près de dix ans avant par le physicien japonais Hantaro Nagaoka et contredisait le modèle atomique en "plum pudding" établi à la même époque par JJ Thomson
En 1913, le même Niels Bohr apporta une autre contribution remarquable au modèle de Rutherford, en déterminant de quelle manière se comportaient les électrons autour du noyau. Il obtint le prix Nobel de physique en 1922 pour cela. On parle fréquemment du modèle planétaire de "Rutherford et Bohr".
Mais ce n'est pas tout : comme pour l'expérience de Rutherford et Royds évoquée plus haut, cette expérience du bombardement d'une feuille d'or par des particules alpha bénéficia d'une prouesse technologique. En effet, les alpha étaient détectées par le scintillement qu'elles provoquaient sur un écran tapissé de sulfure de zinc. Il fallait donc un écran circulaire pour pouvoir observer tous les impacts, quels que soient les angles de déviation. Et il fallait pouvoir faire tourner le "canon à particules" pour étudier aussi l'influence de l'angle d'arrivée des particules sur la feuille d'or. Et, enfin, il fallait que l'ensemble soit vidé de son air, puisque les particules alpha, en rencontrant les molécules présentes dans l'air pouvaient aussi être déviées, faussant toutes les mesures.
La prise en compte de toutes ces contraintes donna naissance au montage représenté de différentes manière ici. Et l'idée de base pour disposer les différentes partie de l'appareillage sortit du plus jeune des cerveaux impliqués dans l'affaire : celui d'Ernest Marsden.