Les personnages de la vie de Rutherford

Bertram Boltwood
(1870-1927)
Fasciné par une conférence qu'Ernest Rutherford fit à Yale, Connecticut, en 1904, Bertram Borden Boltwood (aka BBB), un chimiste qui travaillait sur place, proposa une collaboration au physicien néo-zélandais (basé à l'époque à Montréal). Leur partenariat s'avérera très fructueux. BBB identifiera notamment un nouveau corps radioactif, mais il réalisera surtout des analyses et des calculs (suivant une idée d'Ernest Rutherford) pour déterminer l'âge de la Terre. Ce sera la première méthode de datation basée sur la vitesse de désintégration des éléments radioactifs.
ER et BBB noueront aussi une solide amitié que seule la première guerre mondiale refroidira temporairement : BBB, bien qu'américain, était ouvertement progermanique, depuis ses études en Allemagne ; Ernest, désormais installé à Manchester, défendait l'Empire britannique (et travailla même à développer des systèmes de défense).
En dehors de ce "passage à vide" et de la période 1909-1910 pendant laquelle BBB viendra travailler avec Rutherford à Manchester, ils s'échangeront une quantité astronomique de lettres, rassemblées dans un volume intitulé Rutherford and Boltwood : letters on radioactivity.
Comme le titre l'indique, ces courriers permettaient aux deux scientifiques d'échanger leurs résultats et leurs idées concernant leur domaine de recherche. Mais ils y inséraient aussi des réflexions personnelles et commentaient les travaux de leurs confrères et consœurs. Ces passages sont une source précieuse pour ma biographie de Rutherford. J'y trouve des détails concrets et personnels, mais je peux aussi cerner plus précisément l'état d'esprit de mon personnage central, de son meilleur ami et de ceux qu'ils évoquent.
Je ne détaillerai pas ici, je soulignerai donc seulement l'humour des deux compères. Le plus doué était sans conteste BBB, champion de la formule tranchante et adepte de l'ironie acide. À peu près tous les physiciens et chimistes de l'époque ont eu droit à un costume sur mesure taillé à Yale, y compris Marie Curie.
C'est ainsi qu'en sautant les passages "techniques", le livre Letters on radioactivity donne fréquemment le sourire. Et il me permet de piocher de quoi insuffler plus de vie dans mon roman.

Bertram Boltwood (costume clair) avec d'autres chercheurs du département de physique de l'Université Victoria de Manchester (dont Hans Geiger, complètement à gauche).
BBB avait rejoint Rutherford en 1909-1910 pour travailler à ses côtés. Il refusera la proposition de Rutherford qui voulait le garder avec lui et retournera à Yale.
Outre son humour, BBB avait une particularité qui lui permettait de ne jamais passer inaperçu : il mesurait six pieds cinq pouces, soit un peu plus d'un mètre quatre-vingt-quinze.
Source : Rutherford and Boltwood : letters on radioactivity, page 204
Otto Hahn, Bertram Boltwood et Ernest Rutherford lors d'un voyage à Munich à la fin de l'été 1910.
Source : Rutherford and Boltwood : letters on radioactivity, page 205
Boltwood et Rutherford voyagèrent de nouveau ensemble, accompagnés de May et Eileen, en 1913. Il visitèrent le sud de l'Allemagne et les Dolomites.
La complicité et l'entraide scientifique entre les deux hommes connut cependant une période de césure durant la Première Guerre mondiale.
L'explication tient aux vues totalement opposées qu'ils avaient sur la guerre : Boltwood exprima très rapidement dans ses courriers des vues pro-germaniques ; Rutherford, pour sa part, défendait l'Empire britannique, participant même à l'effort de guerre en s'impliquant dans la recherche de techniques de détection des sous-marins dans le cadre du Board of Invention and Research.

L'opinion positive de Boltwood à l'égard de l'Allemagne lui venait de ses nombreux voyages dans ce pays : l’année de ses vingt ans il voyagea dura trois mois avec des amis, entre les îles britanniques, la France, la Suisse, l'Italie et l'Allemagne.
Il y revint deux ans après, pour passer deux années complètes auprès de Gerhard Krüss, spécialiste de la chimie des terres rares, à Munich. Après un retour à Yale, il effectua un semestre supplémentaire à Leipzig, en 1896, dans l’équipe du chimiste Wilhelm Ostwald.
La rupture entre Boltwood et Rutherford intervint début 1916 : le 21 février, Ernest écrivit une lettre à son ami. Boltwood n’y répondit jamais.
Quinze mois plus tard, Rutherford était en voyage aux Etats-Unis : Woodrow Wilson venait d'engager son pays dans la guerre et naquit alors l'idée d'un partenariat transatlantique entre les équipes de scientifiques engagés dans des recherches pour la défense nationale. Accompagné d'un gradé britannique et de plusieurs savants français, Ernest fit donc la traversée et enchaîna alors réunions à Washington et visite de sites, scientifiques, militaires ou industriel. Au milieu de toutes ces obligations officielles, il fit un crochet par Yale, pour y recevoir un énième doctorat honoraire. C'est là qu'il revit Bertram Boltwood.
"Boltwood a complètement changé d'avis et travaille désormais sur des dispositifs anti-sous-marins", écrivit-il à May le 23 juin 1917.
Cette phrase lapidaire signifiait néanmoins clairement que l'amitié entre les deux chercheurs venait d'être renouée.
A suivre....
Sources :
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Biographical memoir of Bertram Borden Boltwood, by Alois F. Kovarik, 1929 (y compris pour l'image d'en-tête)
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Rutherford, Radioactivity, and the Atomic Nucleus, by Helge Kragh
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Rutherford, Scientist Supreme, livre (1999) et site par John Campbell
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Rutherford, Simple Genius, David Wilson