Les personnages de la vie de Rutherford
Chercheuse inventive, Hertha Ayrton dut affronter le machisme du monde scientifique de son époque. Elle se lia d'amitié avec Marie Curie, partageant avec elle des origines polonaises, la connaissance de la langue française et des mésaventures équivalentes dans un milieu majoritairement masculin.
Hertha Ayrton (1854-1923)
Images :
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Hertha Ayrton.. Source : Shalom Sussex.
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Barbara Ayrton en 1909. Source : Wikipédia
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Highcliffe, maison du Dorset où résidèrent Marie Curie et Hertha Ayrton en 1912. Source : Ellen McGinnis
Le 19 juin 1903, Pierre et Marie Curie étaient à Londres : Pierre avait été invité à donner une une conférence à la Royal Institution, pour présenter leurs travaux sur le radium. Marie, étant une femme, n'avait pas pu s'exprimer : elle avait juste eu le droit de s'asseoir au premier rang, à côté de Lord Kelvin. Quel honneur !
C'est lors de cette soirée, que Marie Curie fit la connaissance d'Hertha Ayrton.
Née Phoebe Sarah Marks, cette ingénieure anglaise avait pris selon l'usage, le nom de son mari, William Edward Ayrton, qu'elle avait épousé en 1885.
Son prénom, en revanche, elle l'avait choisi : Hertha était l'héroïne d'un poème d'Algernon Charles Swinburne, critique à l'égard de la religion. Encore adolescente, Phoebe Sarah Marks, dont le père était juif et la mère chrétienne, avait choisi d'être agnostique et avait donc trouvé une façon claire de l'afficher en se faisant appeler du nom de ce personnage fictif dont elle partageait les idées.
Hertha et William eurent une fille, née en 1886, et prénommée Barbara, en l'honneur de Barbara Bodichon (1827-1891), une importante féministe et activiste pour les droits des femmes.
Barbara Ayrton devint elle aussi une figure du féminisme et fut élue députée en 1945, soit près de 40 ans après le début de son engagement politique au sein de la Women's Social and Political Union (pour plus d'informations sur cette association, voir la page consacrée à Margaret Ashton, membre d'une autre association luttant pour le droit de vote des femmes).
Hertha Ayrton obtint une renommée grandissante pour la qualité de ses inventions. Il est d'ailleurs important de souligner que son mari, lui-même ingénieur, lui avait déclaré qu'il ne devait surtout pas travailler avec elle, sinon le public et les collègues, en voyant leurs deux noms dans des articles scientifiques, concluraient qu'il avait tout fait et qu'elle s'était contentée de l'assister. Un état d'esprit assez proche de celui de Pierre Curie, qui se battit aussi jusqu'à sa mort pour faire reconnaitre les mérites de son épouse. D'ailleurs, les deux femmes, s'étant trouvé de nombreux points communs lors de leur rencontre de juin 1903, outre le fait qu'elles étaient soutenues par leur mari, connurent toutes deux le veuvage dans les années suivantes : 1906 pour Marie et 1908 pour Hertha.
Cela les rapprocha sans doute encore plus. Leur amitié était si forte qu'en 1912, Marie Curie, pour se remettre du harcèlement de la presse d'extrême droite du fait de sa relation avec Paul Langevin, trouva refuge dans le cottage anglais où Hertha passait l'été (et où elle fut rejointe par sa fille Barbara, qui sortait de prison à la suite d'une condamnation pour ses du fait de ses activités féministes).
Irène et Eve Curie vinrent compléter le petit groupe.
Marie logea de nouveau chez Hertha, à son adresse londonienne, en 1913, avant de se rendre au colloque de la British Association à Birmingham.
Pendant la Grande Guerre, Hertha Ayrton se distingua encore, en mettant au point des ventilateurs capables d'évacuer des tranchées les gaz de combat.
Née 23 ans avant Marie Curie, elle quitta ce monde 11 ans avant elle.
Un épisode révélateur de l'esprit machiste de l'époque concerne le rejet de la nomination de Hertha Ayrton comme membre de la Royal Society, en 1902.
Je l'ai inclus dans le premier tome de ma biographie d'Ernest Rutherford et vous présente ici l'extrait correspondant à cet évènement :
Agée d’une cinquantaine d’années, Hertha Ayrton était connue pour la variété de ses travaux scientifiques et son engagement dans la défense des femmes – et notamment leur accès au droit de vote. Proposée à l’élection comme Fellow of the Royal Society en 1902 pour saluer la qualité de ses recherches sur l’électricité, elle avait été recalée comme une moins que rien – expression qui, en cette occasion, avait pris tout son sens.
Le formulaire soumettant le nom d’Ayrton avait pourtant été signé par des personnages d’envergure, tels sir Norman Lockyer, l’astronome, les mathématiciens John Perry et Olaus Henrici, les chimistes William Tilden et Raphael Meldola ou encore le physicien Joseph Everett, opposant farouche aux idées de Rutherford sur la radioactivité, mais qui, en ce qui concernait le droit des femmes à briguer les mêmes places que les hommes, savait se montrer plus progressiste. Cela n’y fit rien : cette toute première candidature féminine à la Royal Society s’était heurtée à un mur infranchissable : en l’occurrence un point de droit d’une logique inoxydable, déterré après de longues investigations par les avocats de l’académie.
Certes, arguèrent les juristes, la charte de la Royal Society n’excluait pas explicitement l’éventualité d’accepter comme membres des individus du sexe féminin ; mais la loi britannique, qui prévalait sur tout autre document, conduisait obligatoirement au même résultat. En effet, selon les textes officiels, une femme perdait tout statut dès qu’elle se mariait. En d’autres termes, elle ne pouvait plus être considérée comme une personne. En conséquence de quoi, une société savante régie par une charte royale – et donc soumise au strict respect de la réglementation – se voyait dans l’impossibilité d’accepter en son sein cette femme... puisqu’elle n’existait pas, légalement parlant. La question des célibataires ne fut pas évoquée – au grand soulagement des gardiens du temple.
Sources :
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Thank you for being a friend : Marie Curie, Hertha Ayrton, the physics of friendship, Ellen McGinnis
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‘Like a beast at bay’: Marie Curie’s secret stay in Highcliffe, Ian Stevenson
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British Jews in the First World War
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Meet Hertha Ayrton, the mathematician who cleared WW1 trenches of poisonous gas, Joan Meiners, Massive Science