Les personnages de la vie de Rutherford
Frederick Soddy (1877-1956)
D'octobre 1901 à février 1903, le partenariat entre Ernest Rutherford et Frederick Soddy à l'université McGill de Montréal donnera lieu à quelques unes des découvertes majeures du monde de la radioactivité : principe de la désintégration, demi-vie et famille radioactive, entre autres.
Le premier face-à-face entre les deux hommes ne laissait pourtant pas supposer qu'ils seraient capables de travailler ensemble et encore moins de former un binôme efficace. Mais Rutherford, physicien expérimental hors pair, avait besoin d'un chimiste d'un niveau comparable. Soddy fut cette perle rare que le destin plaça sur son chemin.
Cela étant, quand le départ de Soddy pour l'Angleterre mit un terme à leur collaboration, commença une période émaillée de tensions plus ou moins importantes mais surtout assez fréquente.
Oserai-je dire que cela tenait surtout au caractère de Soddy, hautain, cassant, un peu misanthrope et délicatement sournois ? Cela dit, cinq ans plus tard, il vécut une expérience qui n'arrangea pas son caractère : en décembre 1908, Ernest Rutherford se vit attribuer un prix Nobel... de Chimie, le domaine de Soddy. Et pour couronner le tout, cette distinction récompensait les travaux qu'Ernest avait réalisé à Montréal... avec Soddy.
Le chimiste britannique dut attendre 13 ans pour obtenir une consolation : en 1921, ce fut à son tour d'obtenir le Nobel de Chimie, pour « ses contributions à notre connaissance de la chimie des substances radioactives, et ses recherches à propos de l'origine et la nature des isotopes. »
Images :
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Soddy au début des années 1900. Source : Rutherford and Boltwood : letters on radioactivity, page 201.
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Soddy en 1921. Source : comité Nobel
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Margaret Todd vers 1916. Source : Science History Institute
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Extrait de mon roman évoquant le premier face-à-face entre Soddy et Rutherford en mars 1901 :
La société de physique de l’université McGill devait effectivement tenir une réunion le 28 de ce mois et le thème en était « Les corps plus petits que l’atome ». Ernest rassembla tous les documents qu’il possédait pour étayer les conclusions de J. J. sur l’existence de l’électron, ce corpuscule porteur d’une charge électrique, mis en évidence au laboratoire Cavendish quatre ans plus tôt. Un corpuscule mille fois plus léger que l’hydrogène selon les résultats de J. J., mais que l’on retrouvait aussi à l’intérieur de tous les autres atomes. Pourtant, bon nombre de scientifiques niaient encore la réalité de cet étrange « objet », parmi lesquels quelques physiciens, mais surtout des chimistes : selon eux, la matière était composée d’atomes qui s’accrochaient les uns aux autres, se décrochaient, se recombinaient — en respectant toujours le célèbre principe de conservation énoncé par Lavoisier cent douze ans plus tôt dans son Traité élémentaire de chimie. En s’amusant ainsi entre eux, ces atomes confectionnaient de l’eau, du sucre, du bois, des drogues médicinales, des sels minéraux et, par des mélanges plus complexes, ils fabriquaient des organismes vivants comme un arbre, un fruit, un cheval, une mouche, un physicien ou un chimiste. Il n’y avait donc rien de plus petit que ces atomes, briques élémentaires et essentielles de toutes les substances du monde connu. Et il les chimistes se refusaient à renier cet axiome.
Comme il l’annonça à J. J. dans un courrier qu’il lui écrivit la veille de la confrontation, l’idée de Rutherford était d’aller à cette réunion pour y « démolir les chimistes ». Or ces derniers avaient à peu près la même ambition vis-à-vis des physiciens, ces hérétiques prêts à abjurer la théorie atomique.
L’amphithéâtre était plein : chaque camp était venu soutenir son champion. Pour les chimistes, c’était Frederick Soddy, un dandy de 23 ans arrivé d’Oxford six mois plus tôt. Il avait traversé l’Atlantique après avoir transmis sa candidature pour devenir professeur à l’université de Toronto ; mais il avait dû se rabattre sur un rôle de démonstrateur à Montréal en apprenant que le poste qu’il visait avait été pourvu avant même qu’il atteigne la capitale de l’Ontario. Ernest l’avait croisé à plusieurs reprises dans le bâtiment où lui-même travaillait : spécialisé dans l’analyse des gaz, Soddy étudiait à cette période l’action de la lumière sur le chlore ; il lui fallait pour cela réaliser des mesures de température d’une grande précision ; le seul endroit disposant du matériel adéquat était, grâce à Callendar et Barnes, le Macdonald Physics Building. Mais Rutherford et Soddy ne s’étaient jamais adressé la parole autrement que pour se saluer. Ils représentaient par ailleurs l’exacte antithèse l’un de l’autre — l’Anglais élégant et hautain et le Néo-Zélandais rustre et fier — et n’avaient finalement qu’un unique point commun : le mépris avec lequel ils considéraient tous deux la spécialité de l’autre. Un tel état d’esprit promettait de l’animation au cours du débat prévu ce 28 mars.
Cette notion d'isotope, Soddy ne fut pas le seul à y songer. Mais c'est lui le premier qui aborda le sujet dans des articles datés de 1913.
Mais d'oû vient ce mot ,"isotope", connu à l'heure actuelle même en dehors du monde scientifique ?
La première réponse serait de dire qu'il vient du grec, et ce serait tout à fait juste. Mais ce n'est pas de son étymologie dont je voulais parler.
Je vais donc reposer ma question autrement : où est né ce mot et qui lui a donné le jour?
Dites "Glasgow" et "Margaret Todd" et vous aurez raison sur toute la ligne.
Pour plus d'explications regardez plus bas dans cette page.
Sources :
McGill University: For the Advancement of Learning, Volume II, 1895-1971, Stanley Brice Frost
Margaret Todd (1859-1918) et Sophia Jex-Blake (1840-1912) étaient toutes deux docteurs en médecine mais formaient également un couple pour la vie. Deux raisons pour les considérer comme des pionnières.
Mais quel est le lien entre Todd et Soddy ? Un dîner organisé à Glasgow, en 1913.Dava Sobel, un écrivain américain, raconte cette histoire dans son article "A Seat at the Table", sur le site du Science History Institute (Sciencehistory.org) :
Margaret Todd n'a contribué qu'à un seul mot à la littérature scientifique, mais c'était le mot parfait pour une entité encore sans nom et très importante. Le mot est apparu lors d'un dîner organisé à Glasgow en 1913, bien que personne n'ait malheureusement retenu la date exacte. Todd, qui avait été l'une des premières à fréquenter l'École de Médecine pour Femmes d'Edinburgh [...] était l'invitée ce soir-là de l'éminent chimiste industriel George Beilby et de sa femme, Emma. Leur fille, Winifred, était également présente, ainsi que son mari, Frederick Soddy, qui avait travaillé avec Ernest Rutherford à l'université McGill de Montréal. Là, les deux hommes avaient démontré que les éléments radioactifs se décomposaient en d'autres éléments.
La conversation au cours du dîner chez les Beilby s'est naturellement orientée vers des questions plus récentes en radiochimie, notamment au sujet des 35 produits de désintégration radioactive qui refusaient de s'insérer dans les espaces disponibles du tableau périodique. Il ne s'agissait pas de nouveaux éléments en soi, mais de nouvelles versions d'éléments existants qui différaient de leurs homologues par un seul aspect, leur poids atomique. Soddy avait appelé ces éléments inadaptés "radioéléments chimiquement non séparables", mais c'était une expression maladroite.
Todd, qui avait étudié le grec en premier cycle et écrit des romans en plus de sa pratique de la médecine, s'est penchée sur le problème de nomenclature : ces éléments "semblables mais pas semblables" méritaient de partager le nom de leur frère ou sœur chimiquement identique et de figurer avec eux aux mêmes endroits sur le tableau périodique. Les mots grecs isos topos lui sont venus, signifiant même endroit. "Isotope", a-t-elle suggéré, et Soddy l'a adopté immédiatement.
[...]
Aujourd'hui, le bâtiment qui fut la résidence des Beilby porte une plaque indiquant qu'il a été le lieu du dîner qui a donné naissance à ce mot.