Les objets de la vie de Rutherford
La plume
La manière d'écrire d'Ernest Rutherford n'était pas commune ; tout comme le volume de sa correspondance et le nombre de publications qu'il fit paraître. Cela justifie largement, à mes yeux, de consacrer une page à sa "plume".
L'écriture d'Ernest Rutherford
Image : lettre d'Ernest Rutherford à Arthur Stewart Eve du 22 décembre 1908, dans laquelle il raconte son séjour en Suède pour aller chercher son prix Nobel.
Les trois premières lignes sont censées correspondre à son adresse et à la date :
17 Wilmslow road
Manchester
Dec 22 1908
Il écrit ensuite :
My dear Eve,
My wife and I have
juste returned from
Stockholm after having
had a great time (etc)
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Source : My Dear Eve - The Letters of Ernest Rutherford to Arthur Eve. Part I - 1907-08, Montague Cohen, Page 7.
Comme son usage immodéré du tabac, l'écriture d'Ernest Rutherford était assez caractéristique. Et comme dans le premier cas, j'ai choisi de reproduire ici quelques témoignages de ceux qui en ont souffert.
Pour commencer, une petite pique de son cher ami, Bertram Boltwood, incluse dans les explications donné par Montague Cohen, le chercheur qui a analysé et rassemblé une partie de la correspondance de Rutherford :
Jusqu'en 1911 environ, Rutherford écrivait ses lettres à la main et son écriture n'était pas facile à déchiffrer, même pour ses contemporains.
En 1910, Rutherford a commencé à utiliser un «amanuensis» (une personne qui écrit à partir de dictées ou copie des manuscrits), probablement sa femme. Dans une lettre à Boltwood, datée du 27 septembre 1910, Rutherford commente : "Vous verrez comment mon écriture s'est améliorée. Mon amanuensis est responsable."
Boltwood répondit (2 novembre 1910): "L'effet de votre amanuensis sur votre écriture est certainement merveilleux. Il ajoute un nouveau plaisir à la réception de vos lettres, celui de pouvoir les lire du premier coup."
De toute évidence, l'amanuensis de Rutherford n'était pas toujours disponible, car ses lettres à Eve du 30 septembre 1910 et du 20 octobre 1910 sont écrites de sa propre main. Cependant, il a rapidement acquis une machine à écrire et à partir du 14 juin 1911, toutes les lettres de Rutherford à Eve ont été dactylographiées, à l'exception de quelques insertions manuscrites (où le dactylo n'était pas sûr d'un mot) ou des ajouts.
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Source : My Dear Eve - The Letters of Ernest Rutherford to Arthur Eve. Part I - 1907-08, Montague Cohen, Page 7.
Image : Imperial Typewriter Model A - 1911
(Je ne sais pas si May tapait les lettres de son mari sur cette machine-là, mais s'agissant d'une marque anglaise et du modèle de l'année où Ernest a commencé à faire taper ses courriers, cela reste possible... à moins qu'elle ait continué à utiliser la machine à écrire qu'elle employait déjà à Montréal (pour d'autres types de documents (voir plus bas)).
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Source : The Virtual Typewriter Museum
Rutherford appeared to possess no fountain pen. He signed letters and documents with an Old fashioned steel-nib pen, writing slowly and awkwardly. He carried, in a bottom waistcoat pocket, three or four stumps of pencils, never more than two inches in length and with very short and blunt points. When necessary he fumbled for one of these, which he held in a cramped manner between thumb and forefinger. With this also, he never wrote rapidly, but with deliberation. Sometimes the pencil was so blunt that the words were all but indecipherable, though generally his meaning was clear.
Un exemple de ces notes rédigées avec
un "moignon de crayon" apparait ci-dessous :
Témoignage de Mark Oliphant qu'Ernest Rutherford a rencontré plus de vingt ans plus tard à Cambridge :
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Rutherford ne semblait pas posséder de stylo-plume. Il signait lettres et documents avec un porte-plume en acier à l'ancienne, écrivant lentement et maladroitement. Il transportait, dans une poche du bas de son gilet, trois ou quatre moignons de crayons, ne dépassant jamais deux pouces de longueur et avec des pointes très courtes et émoussées. Quand il en avait besoin, il cherchait l'un d'eux, qu'il tenait d'une façon inconfortable entre le pouce et l'index. Dans ces conditions-là également, il n'a jamais écrit rapidement, mais de manière réfléchie. Parfois, le crayon était si mal taillé que les mots étaient presque indéchiffrables, même si généralement ce qu'il voulait dire était clair.
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Source :
Rutherford: recollections of the Cambridge days, Mark Oliphant, page 27
Theory of structure of atom
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Suppose atom consists of + charge ne
at centre & - charge electrons
distributed throughout sphere of
radius r.
Cahier de laboratoire d'Ernest Rutherford présentant ses idées sur la structure de l'atome.
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Source : Rutherford's nuclear world - AIP
La correspondance
Ernest Rutherford écrivait énormément de courrier. C'était évidemment le moyen de communication unique à cette époque, du moins s'il l'on ne souhaitait pas dépenser trop d'argent. Car l'autre possibilité était d'envoyer un télégramme, fort coûteux. Bien sûr, en cas d'urgence, il pouvait être souhaitable de passer tout de même par la transmission par câble. Et d'avoir alors recours à des subterfuges pour limiter les frais.
C'est ainsi qu'en deux occasions, May convint d'un code avec la mère d'Ernest, Martha, de manière à lui transmettre, le moment venu, des nouvelles de la plus haute importance. À chaque fois, le code consistait en un seul mot (on ne peut pas payer moins).
La première fois, ce fut début 1901. Et c'est ce que je raconte dans l'extrait ci-contre de mon roman.
L'autre occasion survint fin 1906, alors qu'Ernest était en négociation avec Schuster pour le poste à Manchester. Le jour où le recrutement serait confirmer, May devait envoyer un message mentionnant simplement : "Manchester". Et ce fut fait. Et le couple Rutherford (et Eileen) quittèrent Montréal au printemps suivant.
May avait convenu avec la mère d’Ernest d’un code pour annoncer la naissance de son premier enfant. Pour éviter les délais liés au transport du courrier par bateau, il était en effet préférable de transmettre la grande nouvelle par un télégramme. Mais par mesure d’économie, il fut décidé que le message ne comporterait qu’un seul mot. Si un garçon venait au monde, ce serait « Tipoka », terme maori signifiant « feuille séchée », mais correspondant surtout au nom de la ferme des Rutherford à Pungarehu. Pour un bébé de l’autre sexe, la dépêche indiquerait « Waihini », qui voulait dire, tout simplement, « fille » — on ne pouvait pas faire plus logique.
Le trente et un mars 1901, Mrs Rutherford vit arriver à Tipoka l’employé des postes néo-zélandaises qui, près de six ans plus tôt, avait déjà porté la nouvelle de l’attribution à Ernest de la bourse d’études qui devait le conduire à Cambridge. La scène ne se déroula cependant pas dans un champ de pommes de terre cette fois-ci, mais dans le petit potager attenant à la maison : avec l’aide de ses deux aînées, Nell et Alice, Mrs Rutherford profitait de cette radieuse journée d’automne pour planter les légumes qui nourriraient la famille à la prochaine belle saison. Elle comprit immédiatement la raison pour laquelle le postier s’approchait d’elle. Restait à savoir le fin mot de l’histoire : fille ou garçon ? Elle déchira fébrilement le télégramme que le préposé venait de lui tendre et elle lut « Waihini ».
Ce ne fut pourtant pas le prénom qui fut donné à la nouvelle demoiselle Rutherford, pas plus qu’Ernest ne suivit les conseils de ses collègues — était-ce Barnes ou Owens qui avait eu l’idée le premier ? — de l’affubler du nom de « Ione », en hommage aux ions qu’il examinait avec ses chambres à brouillard et autres électroscopes. La petite fut baptisée Eileen.
En ce qui concerne les lettres, comme je l'ai dit, c'était plutôt l'abondance qui régnait, à la fois dans le nombre de missives écrites et dans la longueur de celles-ci. Bien sûr, cela pouvait varier selon les destinataires : parfois Rutherford savait être concis, surtout s'il s'agissait de connaissances lointaines. Mais quand il écrivait à ses amis, entre les échanges d'idées sur leurs recherches et le informations personnelles, il arrivait facilement à noircir quatre ou cinq pages de son écriture saccadée.
Parmi les sources que j'ai utilisée pour mon roman, plusieurs sont des recueils de correspondance. Ces documents sont listés ci-dessous.
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​Rutherford: being the life and letters of the Rt. Hon. Lord Rutherford, O.M., Arthur Stewart Eve, 1939
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My Dear Eve... The Letters of Ernest Rutherford to Arthur Eve, 1907–1908, Montague Cohen
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My Dear Eve... The Letters of Ernest Rutherford to Arthur Eve, Part II, 1909–1911, Montague Cohen
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My Dear Eve... The Letters of Ernest Rutherford to Arthur Eve, Part III, 1912–1914, Montague Cohen
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My Dear Eve... The Letters of Ernest Rutherford to Arthur Eve, Part IV, 1915–1919, Montague Cohen
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My Dear Eve…: The Remaining Letters from Eve’s Rutherford File, Montague Cohen & A.J. Hobbins
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Pierre et Marie Curie. Papiers. II — PAPIERS ET CORRESPONDANCE. LXXIX-CI Pierre et Marie Curie. Lettres reçues. XCVII Radiological Society - Rutherford : les courriers d'Ernest Rutherford à Marie Curie se trouvent à partir du feuillet 326, qui correspond à la page 385 de la version numérisée.
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Rutherford correspondence catalog / compiled by Lawrence Badash
Le premier rassemble des lettres sélectionnées par Arthur Stewart Eve. Il s'agit de courriers adressés par Ernest principalement à sa fiancée (puis son épouse) May, à sa mère, Martha, et, en nombre plus limité, à divers correspondants, surtout des collègues et confrères, mais aussi quelques membres de sa famille.
Les autres volumes compilent des lettres dont les destinataires sont uniques (et indiqués dans les titres) : Bertram Boltwood, Arthur Stewart Eve, Marie Curie.
Ces sources m'ont été bien utiles pour connaître certains détails du quotidien, certaines dates, certains noms, mais également pour cerner le style et l'état d'esprit de Rutherford. Bien sûr, le ton n'était pas toujours le même : rieur avec Boltwood, sérieux avec Eve, professionnel et pourtant amical avec Curie.
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Enfin, un physicien et historien des sciences californien, Lawrence Badash, qui avait déjà commenté les lettres du volume "Rutherford & Boltwood", a établi un catalogue de toute la correspondance (connue) d'Ernest Rutherford. Cela permet de préciser les dates d'envoi ou de réception de certaines lettres, voire de découvrir des correspondants que je ne soupçonnais pas.
Les publications
Je ne reprendrai pas ici l'inventaire complet de toutes les publications signées par Ernest Rutherford. John Campbell, sur son site Rutherford.org.nz, l'a déjà fait et très bien fait.
Je soulignerai simplement quelques points.
Les publications de Rutherford sont de trois types :
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les articles dans les revues scientifiques
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les livres : il en fit paraître 4, le tout premier en 1904 et le dernier, en collaboration avec James Chadwick, en 1930.
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les articles de vulgarisation : il écrivit par exemple à deux reprises pour le magazine grand public des frères Harper, de New-York.
​Les principes qui régissent ses écrits sont aussi de trois types :
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Clarté : à l'image des montages expérimentaux qu'il souhaitait toujours les plus simples possibles, il veille à toujours écrire de manière clair. Il disait d'ailleurs : "Une théorie que vous ne pouvez pas expliquer à une serveuse de bar n'est pas une bonne théorie".
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Crédit : il tenait à ce que toutes les personnes impliquées dans ses découvertes soient mentionnées, qu'ils soient professeurs chevronnés, chercheurs débutants, étudiants ou technicien. Ce fut ainsi que le nom de Baumbach, un souffleur de verre de Manchester apparut dans un article crucial que ses prouesses techniques avait rendu possible (voir la page "bricolages", dans la rubrique "l'Expérience Rutherford-Royds-Baumbach". De même, lorsqu'il était à Montréal, il insista à plusieurs reprises pour mentionner le nom d'Harriet Brooks, qui avait réellement jouer un rôle fondamentale dans plusieurs découvertes. Et il tint bon, malgré l'opposition de la jeune femme qui était plutôt timide et manquait sérieusement de confiance en elle et qui refusait donc d'être mise en avant.
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Certitude : Rutherford ne publiait rien s'il n'était pas sûr. Il refaisait des dizaines de fois ses expérimentations et quand un confrère prétendait avoir trouvé des résultats très différents des siens, il reprenait consciencieusement les manipulations décrites par cet autre chercheur, jusqu'à acquérir la certitude que sa vision des choses était la seule valable. Il perdit ainsi des mois a tenter de recréer une substance que William Ramsay prétendait avoir obtenu lors de certaines désintégrations radioactives. Rutherford finit par mettre en évidence que la substance en question était en réalité un gaz présent dans l'air qui s'était glissé dans des récipients que Ramsay avait tout simplement mal fermé. Une erreur de débutant que l'on aurait pu espérer ne pas voir chez un chimiste bien plus âgé qu'Ernest... mais qui n'était doté ni de la même prudence ni la même humilité. D'ailleurs, Marie Curie se confronta elle aussi à une affirmation que Ramsay avait lancé de manière précipitée. Dans ce cas, la substance qu'il prétendait avoir produite ne provenait pas de l'air : il s'agissait simplement d'une impureté que certaines types de verre libéraient dans les solutions qu'ils contenaient.
Pour la mise en forme de ces divers documents, c'était May qui s'en chargeait : Ernest écrivait à la main (avec son porte-plume "à l'ancienne") et May retapait tout à la machine (peut-être une Underwood, dans ce cas, marque américaine très répandue).
Lorsqu'elle s'absentait pour aller voir de la famille, Ernest trouvait une remplaçante. Ce fut notamment, au cours de l'hiver 1904-1905, ce fut Rebecca Morin, l'épouse d'un professeur de français de l'université McGill (elle-même était américaine). May et Eileen étaient en Nouvelle-Zélande et Ernest était hébergé chez les Morin pendant toute cette période. Rebecca Morin était plutôt contente de cette activité et de la petite rémunération que le professeur Rutherford lui attribua.